EL Memorioso – De l’utilité et des inconvénients de la mémoire pour l’improvisation.
Chez : Le Fondeur de Son
Par : Alain Fleche
Xavier Camarasa : Piano préparé / Julien Chamla : Batterie / Julien Pontvianne : Clarinette / Olivia Scemama : Contrebasse / Nicolas Souchal : Trompette / Clément Canonne : Protocole.
Quid de la mémoire dans la musique improvisée ? Outil indispensable pour l’apprentissage, pour forger une technique qu’il faudra oublier aussitôt intégrée, afin de ne pas reproduire phrases, suites, citations entendues ou attendues, tout en respectant certains codes et protocoles… dont il faudra s’affranchir lorsque faire se devra ! « La technique : ce qui reste quand on a tout oublié. »
L’improvisation fut-elle libre, est aussi un art de mémoire, de multiples mémoires qui se télescopent à l’instant du geste créateur de son. Mémoires de tous les passés : les traditions, l’histoire du style musical, les années d’études de technique et de pratique, les notes entendues et les notes jouées, le 1er souvenir musical, jusqu’à ce qui a été produit depuis le début de la performance en cours…
Pour développer le propos qu’indique le titre de ce projet, il fallait une ligne conductrice, un sens, une direction… un protocole. C.Canonne s’y est collé. Il œuvre au CNRS, en pratiques contemporaines de l’improvisation musicale ethnographiques et expérimentales, explore la philosophie de la musique, creuse la théorie de l’improvisation… et lui associe ici le rôle plus ou moins conscient de la mémoire, donc, avec ses possibilités, et ses problématiques
Le principe annoncé parait simple : improviser librement un certain moment, puis rejouer, une ou plusieurs fois, ce 1er essai. Sont sollicitées les mémoires de chaque intervenant, leurs interactions le long du cheminement de la reproduction, selon la tessiture des sons, les enchaînements subjectifs de perspectives individuelles, la résonance de l’instant que traduit chacun… Ouf, la duplication parfaite n’existe pas. Juste une expérience sur un jeu de mise en série (A.Warhol ?). Mais ce n’est pas tout : d’autres protocoles apparaissent pour creuser le fonctionnement de la mémoire dans ses dimensions propres. Dimension analytique qui décompose un tout en éléments, certains seront privilégiés dans la répétition de la pièce. Dimension déformante qui modifie les temporalités et les causalités, contracte ou dilate les évènements musicaux. Dimension générative qui ajoute, intercale, associe, retranche induisant des développements d’instants nouveaux. Dimension critique sélectionnant certaines parties signifiantes selon leur charge d’identité profonde. Voici pour les protocoles de base qui seront plus ou moins suivis, respectés, oubliés, contredits, finissant par former des labyrinthes de miroirs déformants. On cherche les repères, une logique, des réminiscences de bouts de truc coincés au fond de l’inconscient collectif… et puis, on lâche prise, on se perd dans des dédales de sons qui ravissent et se suffisent, magie de la musique qui conjugue les talents.
Du talent, nos 5 participants en débordent. La pertinence de la préparation du piano, et le jeu discret mais présent de Xavier Camarasa ont déjà séduit S.Darrifourcq et J.M.Foussat comme support et élan pour affirmer leur propos de liberté.
On croise Julien Chamla dans le collectif « Coax », où se développe un esprit électro-rock-jazz libertaire et débridé, chez « Hippie Diktat », brûlot hurlant en forme de trio sauvage, une batterie bien apaisée ici, où l’on sent cependant un foisonnement d’idées, de sons controlés qui s’expriment parfois dans un à-propos parfaitement assuré.
La clarinette de Julien Pontvianne s’est formée sur la musique baroque de la Renaissance, a bifurqué vers les accords exotiques du gamelan de Bali, navigué entre les continents de « Sonic Youth » et de Paul Motian pour en pêcher une certaine idée de la lenteur qu’il développera dans les enregistrements de « Kepler » et de « AUM Large Ensemble » (dont nous avons dit le plus grand bien dans ces colonnes, et que nous avons grand plaisir de retrouver ici l’ambiance particulière). Observation et proposition plus que lenteur, attente prospective plus que silence, l’accumulation de notes n’est pas souvent nécessaire à la qualité d’exécution !
Olivia Scemama a calé ses doigts dans le feu du « Rock Métal », les a durci avec de la « Musique répétitive », et a rejoint naturellement « Coax » où elle est fréquemment sollicitée pour participer à de nombreux enregistrements « Free enragé ». Beaucoup de force bouillonne dans cette contrebasse, qui ne refuse pas les caresses parfois grinçantes de l’archet. Chaque note s’envole comme une flèche et nous touche au plus profond de notre être.
Vous avez probablement déjà entendu la trompette de Nicolas Souchal quelque part. Très actif sur la scène free et musiques improvisées, proche de l’ARFI et de sa marmite à talents, membre fondateur de plusieurs collectifs, son son, libre et entier, appelle à la réflexion, la méditation, la transe. Son travail sur le « Gnawa » marocain en compagnie de Soufis en éclaire l’authenticité ! Retour sur la scène internationale, actuellement : travaille avec Jean-Luc Cappozzo, daunik lazro, Michael Nick… 15 disques au compteur, bon début !
Donc, 5 formidables improvisateurs se prêtent au jeu de la mémoire. Sans doute la musique produite ici est conditionnée par les règles du jeu : le protocole. Dès la 1ère note, ils ne doivent rien oublier, dans la perspective de reproduction, exercice peu fréquent dans ce style de musique qui réclame de ne penser à rien d’autre qu’à l’instant, et à privilégier la liberté totale ! De fait, le handicap ne limite pas les potentiels créatifs, il les contient plutôt. La liberté n’est pas le chaos. La liberté n’exclut pas une certaine forme de structure. Liberté relative au cadre du lieu (surface, aménagements, lieu géographique, social, époque de l’année, heure du jour, facilités, contraintes…), relative à la liberté de chacun ( de la façon d’en user, des cycles proposition-écoute-réponse, des parasitages du quotidien modifiant la volonté de l’instant, provoquant des à-peu-près à rétablir et justifier…) , liberté conditionnée à de nombreux facteurs, ce qui pourrait finir par faire douter de la légitimité de ce terme. Mais non : qu’ils s’en souviennent ou pas, les 5 de ce club sont des bons, de talentueux musiciens qui possèdent technique, expérience, sentiments, émotions, écoute et tout plein d’idées tout le temps. Alors ça joue, bien.
La musique, enfin, semble être jouée au ralenti. Le temps étiré est à la limite de la rupture, du silence. Chaque intervention est un à-plat déposé au couteau sur une toile sans dimensions précises, mais mouvantes. Couleur nuancée qui sera en partie recouverte, puis réapparaitra, plus loin, plus forte, ou pas. Kaléidoscope en mouvement permanent, le tableau change, se charge, disparaît, revient, s’installe, s’oublie. Une frise, un mouvement, un détail déborde sur d’autres couleurs et les révèle. On plonge, la focale s’ouvre sur quelques centimètres carrés, une nouvelle vision, d’autres impressions. Le temps distendu éloigne les barres de mesure, les croches ont l’éternité devant elles, pas un son ne peut nous échapper… et puis les paramètres se mélangent, l’oreille se perd dans un dédale de temps incertains, en équilibre précaire maintenu par des miracles d’acrobatie renouvelés.
Alors, ce challenge ? reproduction fidèle ou rabâchage approximatif ? Est-ce important ? A-t-on besoin de connaître le solfège pour apprécier une chanson ? La pratique de l’instrument pour applaudir le virtuose ? Certes, ce peut être intéressant, mais écouter une pièce sans repère ni à-priori, sans culture ni attente, comme un enfant candide et attentif… L’œuvre ne se suffirait à elle-même qu’il faille l’expliquer, la justifier, la situer pour être appréciée ? La spontanéité d’écoute ne doit-elle rejoindre celle d’exécution ?
… afin d’éviter l’ennui ! Rassurez-vous, ce sentiment n’est pas compris dans l’écoute, ni, vraisemblablement, dans la réalisation. On sent surtout une tension qui coure comme un fil rouge et relie tous les éléments qui en deviennent indissociables. Une lenteur qui nous ouvre les mystères du temps et nous permet de trouver notre juste place dans l’immobilité du centre d’où partent et convergent les rayons, les intentions, les sons, la musique et la joie d’Être.