par Philippe Desmond.
Bordeaux/Talence du 15 au 17 mars 2019
Du jazz dans un festival de littérature , italienne de surcroît ? Mais bien sûr, le jazz est universel et en dehors des sentiers battus ce qui n’est pas antinomique. Le programme indique bien qu’il propose « de la musique qui parle une langue qui résiste à l’hégémonie de l’uniformisation »
Premier concert : quartet AJP
Nous voilà donc pour ce premier soir, à l’issue d’une conférence rencontre avec des écrivains italiens, dans une des salles de conférence de ce magnifique lieu que je découvre, l’Espace Beaulieu, le bien nommé, un endroit atypique organisé autour d’un cloître du…XIXe siècle.
Concert grand public, on s’en rendra vite compte l’assistance n’ayant pas les codes, ou les tics, des dits connaisseurs, les chorus des musiciens se ponctuant par des silences dignes d’un concert classique ! Mais la musique passe très bien d’autant que le groupe, baptisé quartet AJP, n’a pas pris de risque. En effet c’est la première fois qu’ils jouent ensemble, deux tous jeunes et deux chevronnés. Pour les premiers Andrea Glockner (la caution italienne, il est franco-italien) au bugle et à la trompette avec Antoine Taussat à la batterie.
17 ans tous les deux et élèves au Conservatoire de Région. Avec eux Jean-Pascal Cavard à la guitare, professeur de l’instrument et d’harmonie, et Eric Duboscq à la contrebasse, actif avec François Corneloup et son Peuple Étincelle ou encore Michel Macias.
Les standards défilent « All Blues », « Satin Doll », « My Romance », « Beautiful Love », « All of Me »…. la cohésion s’affine laissant vite voir les qualités des deux jeunes. Ils connaissent déjà leurs classiques et savent les mettre à leur sauce. Plus que secondés par les deux « anciens » ils vont ainsi séduire le public déjà plein de bienveillance envers eux. Deux jeunes musiciens à suivre donc dans la foultitude de talents que façonne le CNR.
Second concert : Elsa Martin et Stefano Battaglia
Nous sommes cette fois encore dans un endroit inhabituel, l’atelier Pouëdras-Pianos de Talence, un endroit idéal pour ce concert intimiste. Quarante places disposées à l’intérieur de l’atelier même, pianos en révision et outillages entassés dans un coin pour installer les chaises, et un superbe Yamaha C7. C’est la dernière manifestation de ce festival de trois jours et Stefania Graziano l’enthousiaste présidente de l’association « Notre Italie » est très émue de nous présenter le programme du soir avec Stéphane Glockner* : un concert mariant le jazz et la poésie du Frioul.
Le jazz ont le sait depuis longtemps ne connaît pas les frontières, ni les musicales, ni les linguistiques. C’est le duo italien de la chanteuse frioulane Elsa Martin et du pianiste Stefano Battaglia. qui va se charger de nous le rappeler.
Concert très intimiste, poétique, un brin mélancolique – nous avons les paroles originales et leur traduction – en italien et en frioulan. Cette dernière langue parlée au nord-est de la péninsule, m’expliquera Stefania, n’est pas un patois mais un dialecte, très différent de l’italien. Un peu comme le breton et le français. Quant à l’italien c’est pour moi une des plus belles langues dans la bouche d’une femme.
Elsa Martin et Stefano Battaglia collaborent depuis 2015 et ont composé les musiques des chansons. Lui est connu aussi bien dans le monde du jazz, il a joué avec Lee Konitz, Kenny Wheeler, Steve Swallow, Aldo Romano… que dans celui du classique, du baroque au contemporain, Messiaen, Boulez… En résumé un sacré pianiste !
Elsa Martin au phrasé délicat et aux trouvailles vocales insolites, a gagné de nombreux concours et, elle aussi, est très polyvalente ; en jazz elle a notamment collaboré avec Al di Meola.
La musique ce soir sera plus proche de Keith Jarrett que de ce dernier, une fine trame de piano écrite pour accompagner ou guider le chant d’Elsa et des moments de liberté, de respiration jazz. Pour autant, mon pied gauche me surprendra parfois à battre le tempo ayant perçu avant moi le rythme dans cette musique apparemment loin du swing. Moments précieux où voix et piano se mêlent, des inventions vocales originales, des bruitages vocaux aériens ou marins sur des vagues déferlantes de piano, des scats ou du moins une façon de scander s’en rapprochant, alors qu’une transe tribale se met en place.
Elsa bouge, engage son corps, puis s’adoucit, légère et expressive. Stefano se veut lyrique, puis minimaliste. Une chanson sur un rythme folklorique démarre, la danse n’est pas loin. Dans le final c’est plutôt un univers à la Messiaen qui nous est proposé, des accords plus osés, presque dissonants , des vocalises apparemment décalées mais le tout sonnant du plus bel effet. Un autre jazz, il y en a tellement, un moment précieux dans ce cocon aux murs couverts par hasard des oeuvres Chagalliennes de Lucie de Syracuse, on reste dans le thème, un havre de douce félicité, loin du tumulte violent de la journée.
Certes l’Italie a perdu devant la France en rugby l’après midi même – j’en ferai sourire Stefano – mais pas rancunière elle nous a fait un très joli cadeau ce soir.
* par un heureux hasard, il se trouve que Stéphane Glockner, le co-organisateur, est le photographe évoqué dans la dernière Gazette Bleue #33 dans l’article sur le premier Thélonious club de Bordeaux. Nous ne le savions pas lors de la parution.
lien Gazette Bleue : https://blog.lagazettebleuedactionjazz.fr/gazette-bleue-n33-mars-2019/
lien asso : https://notre-italie.org/
lien Elsa Martin : http://elsamartin.it/
lien Stefano Battaglia : https://www.stefanobattaglia.com/
lien Atelier Pouëdras : https://www.pouedraspianos.com/