Par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat

Le Rocher de Palmer, mardi 13 avril 2021

Curieux, très curieux de pénétrer dans un Rocher de Palmer quasi désert, à la recherche de la résidence de Crawfish Wallet. Les coursives sont vides, le bar du fond désœuvré, pas d’écho venant de la salle 1200, ils ne sont pas non plus dans le salon de musiques que je traverse dans le noir. Il reste donc la 650. Ils y sont ; elles devrais-je peut-être dire maintenant, la représentation féminine étant pour une fois plus importante dans une formation de jazz que la masculine, quatre pour trois. Mais la raison en est simple et toujours aussi stéréotypée, au groupe initial avec Amandine Cabald-Roche (chant, washboard, percussions),

Gaëtan Martin (trombone), Jean-Michel Plassan (banjo) et Fred Lasnier (contrebasse, chant) s’est ajoutée une section de trois violoncellistes classiques et donc comme souvent féminine : Emmanuelle Faure (déjà vue avec son quatuor à cordes dans le Iep octet), Elisa Dignac (présente dans le projet nu-jazz electro « Nour » de Valérie Chane -Tef) et Lili Gauthier-Richard.

Voilà pourquoi le Crawfish Wallet (le portefeuille écrevisse, équivalent new-orléanais de notre oursin dans les poches) est entré en résidence cette semaine au Rocher pour intégrer un trio de violoncelles à son répertoire traditionnel New Orleans. Drôle d’idée qui a germé dans la tête de Gaëtan Martin en assistant à une résidence de Daniel Mille qui avait avec lui un tel trio. Manque d’activité aidant, le temps étant moins compté, il a travaillé et enregistré deux titres avec le groupe et le trio dont la diffusion par vidéo a attiré certains organisateurs. Il a donc fallu étoffer pour proposer un spectacle complet.

Après un gros travail d’arrangement des compositions du groupe et quelques compositions originales, il fallait travailler tout cela ensemble. Et c’est encore le Rocher, cet endroit plein de gens passionnés et à l’écoute des artistes, qui a mis ses installations à disposition.

Me voilà donc à cette séance de travail, 649 places vides autour de moi, petite souris observant les sept musiciens. Les mauvais langues diront que c’est vraiment du jazz car il y a davantage de musiciens que de spectateurs. Laissons les parler…

Je le dis souvent, chaque spectateur, passé ou futur (pas de présent en ce moment) devrait pouvoir assister à de telles séances. Au moment où notre ville de Bordeaux lance avec une grande maladresse une campagne d’affichage de soutien aux artistes, en posant notamment la question « Artiste c’est un métier ? » perçue comme une provocation, et il y a de quoi, par ces personnes en grande difficulté actuellement, les voir ainsi travailler permettrait à ceux qui seraient tentés de répondre « non » à la question, de changer vite d’avis. Tout a l’air si facile lors d’un concert, tout est si compliqué avant !

Déjà à travers cette répétition je mesure le changement apporté par les cordes, cette suavité des violoncelles dont on dit qu’ils se rapprochent le plus de la voix humaine, cette onctuosité opposée par exemple à l’aigreur du son de banjo, au son rauque du trombone en sourdine, aux cliquetis des dés à coudre sur la planche à laver. Contraste sonore, culturel aussi, ces instruments de rue, de prolos, face à ces instruments de chambre, d’aristos. La contrebasse a elle un pied de chaque côté déjà, pincée chez les premiers, frottée chez les seconds. Les violoncelles s’encanaillent, les autres se recoiffent. Contraste visuel aussi, l’unité des violoncelles et la variété brute des instruments du jazz de NO. Que c’est bon de voir que des musiciens font fi des chapelles !

Au bout d’une heure la séance s’interrompt, les musiciens font une pause. Je ne le savais pas mais il y a un concert après. Les plats sont préparés et il faut maintenant les servir pour faire un parallèle avec la cuisine. Rien de commun avec ces repas clandestins pour happy few, ici ni ministre, ni starlette de télé, une dizaine d’amis éparpillés dans la 650, masqués bien sûr. Pour les musiciens c’est important de jouer pour quelqu’un et pas pour eux-mêmes comme en répétition, peu importe le nombre. L’adrénaline monte dans leur veines, l’enjeu est différent, d’où l’importance des concerts de sortie de résidence, en ce moment réservés aux professionnels ou à quelques amis dans le respect des gestes barrière gna gna gna… Oui je suis un privilégié mais c’est pour ensuite vous raconter tout cela, pour que votre flamme ne s’éteigne pas, pour vous tenir en haleine et que vous n’oubliiez pas de revenir voir, dans quelque temps, des spectacles vivants, loin des écrans froids. Et à moi aussi il manque le public, les autres, vous ; les quelques applaudissements sonnent bien creux dans un tel volume, pourtant ils réchauffent le cœur des musiciens plus du tout habitués à les entendre.

J’ai déjà vu maintes fois Crawfish Wallet, Action Jazz en a souvent parlé, mais là j’assiste à un spectacle nouveau. Le répertoire est métamorphosé, des harmonies se sont ajoutées. Mieux ? Pas mieux ? Ce n’est pas la question, c’est tout simplement autre chose. Les cordes des violoncelles mais aussi vocales des musiciennes qui participent aux chœurs, New Orleans toujours là, mais parfois comme à l’église avec les negro spirituals. Parfois je pense aux arrangements de cordes des Beatles qui avaient déjà osé le crossover. Voilà du blues, voilà le « I wish I was in New-Orleans » de Tom Waits chanté par la voix plus claire d’Amandine, les cordes rajoutant de la mélancolie, voilà du charleston cadencé par le banjo…

De la biguine, les Caraïbes sont en face, du jazz trad, Fred lance du slap, le trombone chante, ouvert ou fermé, dialogue en unisson avec la voix d’Amandine à travers une sourdine, on reconnaît le répertoire, on le redécouvre. C’est bien toujours du jazz mais avec ce liant des cordes tellement agréables et le bonheur de chanter d’Amandine et cette fraîcheur, cette fantaisie du groupe d’origine sont toujours là.

Il me tarde que vous aussi puissiez en profiter, on parle du début d’été, pas loin d’ici, on y croit, eux y croient, ils y travaillent. Musicien c’est un métier !!

https://www.crawfishwallet.com/