Par Philippe Desmond

L’Auditorium de l’Opéra de Bordeaux le 25 novembre 2018.

Je n’avais plus revu Chick Corea depuis février 1975. C’était à l’Alhambra salle mythique bordelaise, disparue dans un projet immobilier dans les années 80. Chick était là avec Return to Forever : Stanley Clarke, Al Di Meola et Lenny White.

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Du jazz-rock comme on disait à l’époque, un truc qui avançait à 200 à l’heure avec ses longues suites électriques et déjà cette couleur particulière du toucher de Corea, cette Espagne qui pousse un peu sa corne comme disait le Claude.

Je suivais depuis quelque temps sa carrière de loin, mais là j’avais envie de le revoir et lui aussi certainement, n’avait-il pas repoussé la date initiale de son concert prévu le 9 novembre, me sachant pris par le festival Jazz à Caudéran ? Abdullah Ibrahim l’avait remplacé dans un Auditorium un peu dégarni d’ailleurs.

Pourtant j’avais négligé de prendre ma place. D’ailleurs c’était affiché complet sur le site depuis des mois. Mais en cette fin d’après-midi de dimanche de coupe Davis perdue, il fallait trouver une petite gourmandise pour se consoler. Et je suis donc parti en espérant trouver une place, bien que le site affichât toujours complet. Je n’ai pas le temps de me lancer dans la queue au guichet ouvert – et oui ! – qu’un monsieur me propose le siège à côté de lui. Bon chic (!) bon genre, vrai billet et non ces ersatz imprimés depuis Internet, je prends, enfin j’achète. Le guichet va, lui, vendre des dizaines de places et une fois dedans on verra une bonne centaine de sièges vides. Il va falloir m’expliquer la politique de l’Auditorium, au moment où des organisateurs font ce qu’ils peuvent pour atteindre la jauge, suivez mon regard, l’Opéra de Bordeaux dissuade les gens de venir remplir sa salle en affichant complet alors qu’il est loin de l’être ! Donc, bon à savoir, venez au dernier moment, vous aurez toutes les chances de rentrer, au pire les cinémas ne sont pas loin.

J’ai bien fait de venir car en plus je prends un coup de jeune, mais je suis médisant, place au concert. En m’asseyant à ma place je détaille le billet et suis pris d’une frayeur rétrospective, vite passée, mon voisin-vendeur étant déjà installé juste à côté ; si j’avais bien regardé, le ticket pas le vendeur, je ne l’aurais pas acheté, il y est écrit Chic Corea ! Digne des sites de piratage qui nous envoient des mails truffés de telles grosses fautes. J’avais déjà repéré l’erreur sur le site depuis longtemps. L’Opéra de Bordeaux quand même…

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Le Yamaha de concert noir laqué ressort bien sur la scène de bois blond, capot ouvert. Pile à l’heure la lumière s’atténue à peine mais ne s’éteint pas et Chick, avec son k, arrive, débonnaire, tout de jean avachi vêtu, cool, admiratif et surpris devant la salle, regardant le piano comme s’il n’en avait jamais vu. Surprise non feinte car il nous précise qu’il  découvre le lieu et l’instrument, n’ayant pas assisté aux balances faute de temps… Il tape quelques touches « It Works » plaisante t-il.

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Et là un concert très curieux va commencer, Chick a le ton badin, plein d’humour, un vrai anti-Jarrett, s’amusant avec le réglage de son micro, discutant avec le public. De suite il nous fait chanter, tapant quelques notes et demandant de les fredonner ; on sent que ça flotte un peu dans l’assistance. Il nous explique alors sa démarche, rendre hommage aux grands musiciens classiques qui l’ont marqué et au jazz en même temps. Et voilà trois suites ou deux , même trois, morceaux s’enchaînent, d’abord un Mozart/Gershwin puis un Chopin/Cole Porter et enfin un Scarlatti/Blues/Bud Powell. C’est sa liberté d’artiste mais je ne suis pas convaincu, mon voisin non plus, par son interprétation classique, ça manque un peu de légèreté et il joue en lisant paraissant hésiter parfois… Les secondes parties par contre nous font retrouver le Corea qu’on connaît et qu’on aime mais ce n’est pas son répertoire, je ne suis pas venu pour ça. Chez Corea ce n’est pas seulement l’interprète que j’admire mais aussi et presque surtout le compositeur qui a ouvert tellement de voies. Quarante cinq minutes sont passées et c’est la pause. Soit. Il y a certes un bar à faire tourner mais c’est quand même un peu bizarre de briser ainsi cette atmosphère qui commence à nous envelopper. Il y a aussi du merchandising avec un t-shirt bien flashy ( à éviter avec les lodens ou les manteaux en cachemire) et des albums « hors commerce » mais quand même à vendre.

Les trompettes sonnent, ça va reprendre.

Chick évoque alors la mémoire de son ami Paco de Lucia et lui dédie le premier titre  « Yellow Nimbus ». Nous voilà dans le vif du sujet, Corea joue du Corea, enfin ! On reconnaît sa patte, son toucher, un vrai régal même sans la guitare, les cajons et palmas de la version originale.

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Puis surprise, voilà qu’il nous propose un intermède ludique, évoquant sa famille, ses nombreux cousins avec qui dans le sous-sol de la maison du grand-père ils faisaient des jeux autour du piano. Par exemple le portrait musical. Et de faire monter un homme puis une « lady », les faire asseoir en face de lui et leur inventer un portrait en musique. Sympa, souriant mais on n’est pas venu pour ça bon dieu ! Ouf c’est fini, non ? « On avait un autre jeu » ; euh Chick l’heure tourne il faudrait t’y mettre « On faisait aussi des 4 mains, qui veut venir avec moi » . Ayant rencontré des amis pianistes à l’entracte, Serge Moulinier et Loïc Cavadore pour ne pas les nommer – ah je l’ai fait, trop tard – je rêve de les voir surgir et partager le clavier avec un de leurs Maîtres. Pas de bol un trentenaire en deuxième année de piano, même pas peur ou plutôt même pas honte, saute sur scène bricoler dans les aigus, Chick tentant de hausser le niveau. Au tour d’une jeune femme beaucoup plus à l’aise pour un duo agréable. Très sympathique – et lui l’est vraiment – de nous entraîner dans ses souvenirs intimes et familiaux mais le temps passe.

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Enfin le concert commence pour le dernier morceau, plus exactement « les » derniers. Chick nous annonce les « Children’s Songs » ces pièces courtes bien ciselées dont certaines sont devenues ses signatures. Je pense à la n°6 (au début de chacune Chick nous montre le numéro avec ses doigts avec un petit clin d’œil, c’est vrai qu’il est vraiment cool) qui est aussi le thème de « Song to the Pharaoh Kings » un pilier de Return to Forever ;  je me retrouve un peu en 1975. Il va nous en jouer une bonne douzaine, cristallines, magiques, c’est bien lui qui est là ce soir, on le reconnaît les yeux fermés mais on n’a pas envie de les fermer, tellement heureux de le voir ici. Mais c’est déjà la fin ! Non mais Chick tu ne vas pas partir sans nous jouer « Spain » !

La salle rappelle mais déjà certains manteaux retrouvent leurs épaules et des foulards leur cou, pourtant il n’est pas très tard et le dernier tram est encore loin… Un peu de tenue et de respect envers l’artiste on ne s’enfuit pas comme ça en sa présence ! La force du rappel est tout de même suffisante et Chick revient nous proposer, je dirais, une évocation de « Spain », longue intro classique à la manière de Rodrigo autour du concerto d’Aranjuez et le glissement progressif vers quelques farandoles de notes de son titre phare et cette fameuse cavalcade sur le clavier. Magnifique. Et une fin en dialogue piano chant avec le public, quel ambianceur ce Chick !

Pour moi une impression mitigée partagée avec quelques amis, dont un autre pianiste, retrouvés à la fin sur le trottoir, la salle ne faisant pas de zèle pour garder les traînards et les rideaux de fer réclamant apparemment d’être baissés…. Chick Corea a tout fait, tout vécu, il n’a plus rien à prouver, il s’amuse, nous amuse, il se fait plaisir et ne se force plus trop. Mais il reste Chick Corea. Après tout à 77 ans il pourrait très bien nous priver du plaisir de le voir et l’écouter.

PS : pardon à ceux qui croient que je démonte la statue du Maître de son piédestal, j’ai la plus grande admiration pour l’artiste et son oeuvre ; moins pour son engagement dit « spirituel ».