par Ivan-Denis Cormier, photos Philippe Marzat .

Le concert confiné

Au matin du 3 juillet 2020, Covid oblige, une foule dense composée d’une quinzaine de privilégiés, dont un photographe et un rédacteur d’Action Jazz, une équipe technique de FR3-NoA venue capter l’événement, les techniciens du Rocher de Palmer à la manœuvre, se pressait déjà (pas au sens spatial, rassurez-vous, mais temporel) dans le Salon de Musique pour accueillir un trio de choc.

Une atmosphère bien trop confidentielle pour ce concert de sortie de résidence du groupe néo-aquitain ATRISMA, habitué à ressentir les réactions d’un public plus divers, à le faire bouger sur une musique tonique. Vous les connaissez peut-être, ils se produisent ici et ailleurs depuis plusieurs années. Un premier album intitulé « Aurosmose », sorti en 2017, campait la personnalité musicale de ce trio attachant. Il nous tardait de les retrouver pour les réentendre, mais où et quand ? Le temps de la création, il fallait se résoudre à patienter dans l’attente de nouveautés atrismiennes toujours plus stimulantes, surtout en live.

Eh bien, malgré le public pour le moins clairsemé, la joie et la rage de jouer se lisaient sur les visages de nos trois compères, comme si l’énergie puisée durant le confinement trouvait enfin un exutoire. Trois hommes tranquilles, sûrement capables de s’énerver si on les pousse à bout mais on n’en verra jamais le moindre signe dans leur formation, tant l’osmose et le contrôle de soi caractérisent l’ensemble.

Ainsi, les envolées rythmiques et mélodiques, comme dans le titre Locomotive, offrent l’exemple d’une force collective et d’une aspiration à la liberté entièrement canalisées, non-destructives. L’idée, semble-t-il, est d’entraîner les auditeurs dans une sorte de safari photo sur rail, nous nous laissons transporter comme des passagers d’un train d’où l’on peut observer une nature vierge sans l’abîmer, des animaux sauvages sans les tuer, sans même les faire fuir. Les nouveautés, le dépaysement sont bien là, des pépites qui nous ravissent et sur lesquelles nous aimerions nous attarder mais le train ne s’arrête pas, tout au plus ralentit-il pour nous donner le temps d’échanger quelques regards ébahis, deux-trois commentaires élogieux, et hop, ça repart pour un paysage sensiblement différent.

Dans quasiment toutes les musiques, on se soucie avant tout de la gestion et du découpage du temps (chronos). C’est encore plus important dans ce qu’on a coutume d’appeler le jazz moderne, encore que cette étiquette colle mal à la musique d’Atrisma. Pour eux il ne s’agit sûrement pas de reprendre des « standards », des codes ou des clichés mais de créer une esthétique reconnaissable entre mille qui nous entraîne dans un univers captivant. Pari gagné. Les sons échantillonnés par Vincent Vilnet que déclenchent les percussions d’Hugo Raducanu, les longues nappes sonores que dessine la guitare de Johary Rakotondramasy, les contrastes, les relances, tout cela crée une formidable dynamique derrière des thèmes et des improvisations épurés, résolument séduisants tout en évitant une quelconque mièvrerie.

« Chrone » (c’est à la fois le titre d’un morceau et le nom de l’album) dépasse à ce jour les 160 000 écoutes sur les plate-formes Internet type Spotify ou Deezer. C’est dire le succès de cette formule gagnante. Après avoir mis l’EP en boucle sa rythmique entêtante nous poursuit à divers moments de la journée, et nous nous surprenons à chantonner ce que nous avons pu retenir.

L’interview

AJ Tout d’abord merci d’être avec nous et félicitations pour ce concert de quarante minutes dont on reparlera plus en détail tout à l’heure. Vincent Vilnet présentait le concert, donc c’est peut-être à la tête pensante que je m’adresse : le confinement a-t-il été d’une certaine façon salutaire, est-ce qu’il vous a permis de prendre du recul, est-ce qu’il a permis à de nouvelles idées de germer ?

VV Pas spécialement, parce que la création naît principalement du fait de jouer ensemble. Nous étions frustrés de ne pas pouvoir profiter de répétitions pour nous concerter – certes j’ai toujours quelques idées qui trottent dans ma tête mais étant donné que je ne pouvais pas les mettre en situation avec eux, cette pause forcée ne nous a pas été bénéfique, bien au contraire.

AJ Les conditions au Rocher de Palmer étaient-elles satisfaisantes ?

(rires joyeux) Extrêmement. La première étape après tout ce temps où nous étions séparés, c’était de rejouer ensemble, sans trop aborder le set en préparation, juste pour retrouver l’osmose.

Ce n’est que la deuxième journée que nous avons commencé à nous attaquer au set. Le but était de prendre nos marques (euh…) avec Marc (pardon) qui nous accompagnera pour le son, cette résidence au Rocher, c’était l’occasion pour nous de jouer et pour Marc de se régler en vue de la release party du 15 octobre qui aura lieu au Rocher de Palmer à 20h30, avec le concours de l’illustrateur Thomas Ce man et de deux danseuses de la compagnie Le Temps d’un Pas . Une intervention est aussi prévue le 14, une rencontre avec des scolaires qui se veut un moment de partage.

AJ Profitons-en pour l’annoncer. J’espère que le public sera au rendez-vous, parce que votre musique est fraîche et sincère, elle vaut vraiment le détour. Ce que j’ai aimé en écoutant ce mini-concert c’est la rigueur, la vigueur, l’élégance, les sonorités chatoyantes. J’ai adoré la répartition entre vous trois des accents, la richesse rythmique. D’un point de vue niveau sonore, un équilibre que je trouve remarquable. D’après ce que j’ai entendu, chacun a sa partie et le point de départ si j’en crois le titre Chrone, (chronos en grec c’est le temps) c’est la division du temps entre vous trois ?

Johary Rakotondramasy : Oui, nous nous intéressons à la notion d’espace-temps. C’est une source d’inspiration inépuisable – cela nous renvoie à une infinité de pistes musicales à explorer.

AJ C’est vrai qu’on est frappé en vous écoutant par la variété des textures sonores : un synthé aussi évolué que le Prophet permet d’insérer dans chaque son un effet spatial. Vous créez des sons lointains venus d ‘ailleurs.

VV Le Prophet est un auxiliaire précieux : je trouve mon inspiration en écoutant, par exemple, l’usage qu’en fait Tigran Hamasyan pour étoffer sa voix. Je recherche quelque chose de proche de la voix humaine, mais aussi des sons qui donnent le lead ou l’ambiance. A partir de cette base je cherche comment ça peut s’habiller, se combiner avec le son du piano, et aussi avec les sons de Johary qui lui aussi apporte ses textures. Tout comme Hugo, bien que la batterie soit toujours reconnaissable. Le tout est de trouver une esthétique commune et de donner l’impression d’une dimension d’espace. Ce travail-là vise à définir un habillage commun. Il faut que ça reste cohérent.

AJ Une fois la régularité installée et confortée par quelques boucles en arrière-plan, surtout pour arpéger, vous vous placez de façon imprévisible, vous cassez cette régularité par des asymétries ; de brefs accents, notamment une frappe d’Hugo sur un pad qui déclenche un son harmonisé. C’est totalement inattendu, évidemment cela n’a rien à voir avec un son de batterie traditionnelle. Dans la préparation, on n’est plus tout à fait dans une musique de l’instant. Combien de temps vous faut-il, par exemple, pour assigner à un pad un son harmonisé ?

HR Vincent a créé une boucle, moi j’ai juste échantillonné une partie pour l’assigner à un pad, je prends ses harmonies et je joue avec, j’accentue certaines harmonies. La manip’ ne prend que quelques secondes, c’est l’avantage de travailler à l’ordinateur, la MAO (musique assistée par ordinateur) nous fait gagner beaucoup de temps et nous ouvre des possibilités infinies.

VV C’est vrai qu’après, si l’on veut vraiment traiter le son, il faut se pencher plus longuement dessus, mais assigner un son à un instrument, ça c’est rapide. La surprise et l’intérêt, c’est le plus souvent Johary qui les suscite en introduisant ses propres textures en temps réel. Chacun va alors prendre des libertés pour improviser dessus tout en restant très conscient des schémas prédéfinis.

AJ Ah oui, j’ai remarqué un rack d’effets monstrueux aux pieds du guitariste. Effectivement l’électronique est très présente, mais le plus important, c’est que vous maîtrisez l’outil et l’utilisez particulièrement bien. Johary, cet attirail signifie-t-il le passage d’un nouveau cap ?

JR Avant j’avais un petit pedal board, juste l’essentiel, un multi-effets. Récemment j’ai racheté des pédales, j’en ai changé pour mettre de nouvelles idées à exécution. Je gère la basse en même temps que la guitare.

AJ J’ai remarqué le rôle de l’octaveur qui épaissit considérablement les notes au point qu’on ne sait plus si elles sont jouées à la guitare ou au clavier. C’est quand même révélateur de la qualité de la mise en place et de l’intégration des deux instruments. Ça donne du muscle et de la profondeur. J’adore votre usage des infra-basses. C’est énorme, et en fait, c’est beau !

JR Merci.

AJ La montée en puissance est parfaite, spectaculaire. Vous commencez généralement par bien installer le beat, la pulsation, tranquillement, et vous faites monter la sauce progressivement pour à un moment donné l’interrompre subitement et susciter l’attente. D’une façon générale je trouve que vous excellez dans l’art de maintenir le suspense. Aussi, plutôt que de décrire la musique en termes techniques (ça n’a n’aucun intérêt pour le lecteur lambda), je pensais à une métaphore en rapport avec la nourriture.

Tous : (rires) Ah, ça, ça va nous parler !

AJ Je trouve parfois charnu, parfois piquant, toujours digeste, modérément salé ou sucré, le plus souvent ça descend tout seul et assez vite, d’où un risque d’addiction élevé. En tout cas ce n’est jamais aigre, périmé ou insipide. Que les gens comprennent ce qu’ils peuvent mais ils auront au moins un avant-goût du menu. Y a-t-il d’autres choses sur lesquelles vous aimeriez insister ?

VV Oui, il faut insister sur le fait que nous avons pris beaucoup de plaisir. Après un laps de temps d’incertitudes et après une interruption musicale qui entraînait des remises en question, ça fait du bien. Et puis, terminer sur un concert filmé et pouvoir s’exprimer en interview, quoi de mieux pour clôturer cette résidence ?

AJ Comment avez-vous vécu l’obligation de chronométrer votre prestation devant les caméras et de vous synchroniser avec l’équipe de tournage ? Visiblement ça ne vous a pas bloqués, mais est-ce que ça ne vous a pas un peu bridés ?

HR On n’a pas l’habitude de bosser dans ce sens-là mais c’est un exercice assez stimulant (c’est du direct) et formateur, ce qui est plus perturbant c’est l’absence de public.

AJ Le concert sera monté avant d’être diffusé sur FR3 NoA il y aura des infos sur la page Facebook, j’espère que cette fois-ci le public sera au rendez-vous, en ce qui nous concerne nous avons été « scotchés » et « bluffés ».

https://www.atrisma.com/