Asura au Pôle Evasion d’Ambarès
par Ivan-Denis Cormier, photos Laure Ostinet
Il y a un an se concrétisait un partenariat entre Action Jazz et la municipalité d’Ambarès : un premier concert à valeur de test se tenait dans le hall d’accueil du Pôle Culturel Évasion, devant environ quatre-vingts invités, pas loin de la capacité maximale. L’acoustique était particulière, des surfaces vitrées entourant le hall. En contrôlant savamment le volume sonore, quatre musiciens accomplis parvenaient à minimiser la réverbération et offraient à un public varié une prestation de très haut niveau dans une ambiance festive.
Malgré ce premier pari gagné, quelle confiance accorder à une musique qui n’attire pas forcément les foules, jouée par une formation inconnue ? Les organisateurs eux-mêmes ne s’attendaient pas à une telle affluence en cette soirée du 27 septembre : quelque deux cents spectateurs de tous âges s’étaient inscrits pour découvrir ASURA, constitué de Martin Arnoux à la guitare électrique, Pierre Thiot aux saxophones, Octave Potier à la contrebasse et Simon Jodlowski à la batterie. ASURA avait remporté le Grand Prix du Jury, le Prix FIP et le Prix Crédit Mutuel du Sud-Ouest et Studio du Bassin lors du tremplin d’Action Jazz en début d’année. (https://youtu.be/Fl1Mm1DcxME )
Le hall d’accueil s’avère trop petit, difficile à sonoriser ? Qu’à cela ne tienne, le Pôle Culturel Évasion dispose d’un magnifique auditorium. Il suffit de gravir quelques marches pour l’investir. La proximité de la scène, l’acoustique parfaite, le confort des sièges donnent un sentiment de surclassement… On peut déjà lire la gratitude sur les visages.
Le concert débute dans le noir et dans un silence complet. Rien de tel pour interpeller le public et favoriser sa réceptivité. Sortie du néant, une ligne mélodique vient nous caresser, uniquement jouée par la contrebasse, à peine amplifiée. L’éclairage révèle progressivement chacun des musiciens. Un univers en gestation se crée devant nous ex nihilo : un proto-cosmos, d’abord vide et silencieux, qu’ASURA entreprend de coloniser, d’ordonner très progressivement. En posant çà et là les timbres et particules sonores qui sont la matière de toute musique, tout comme s’organisent les corps solides, liquides, gazeux qui composent notre galaxie… En laissant ces particules élémentaires résonner assez pour donner cette sensation d’espace, tout en introduisant une dynamique qui nous transporte dès les premières notes. La mise en orbite de ces divers corps célestes amorce un mouvement fascinant auquel nous nous intégrons.
La mise en scène fait mouche, l’étonnement fait place à l’émerveillement, l’atmosphère est proche du recueillement : s’agit-il de création ou de Création? Car la dimension sonore créée par ces jeunes musiciens talentueux excède largement celle que l’on peut attendre d’un petit ensemble dans une salle de dimension modeste. Par quelle magie un lieu clos relativement intime se transforme-t-il en un espace aussi ouvert, aussi étendu ?
Le son est limpide, l’amplification minime, l’essence de chaque instrument est préservée. C’est quasiment du bio. L’usage parcimonieux de l’électronique (pédales reverb, delay, chorus) permet d’entretenir l’illusion spatiale, tout au plus une légère compression va-t-elle gommer d’éventuelles aspérités telles que sautes de volume ou aigus criards ; loin du fracas du rock, du boum boum ambiant, de l’artifice de l’electro, ce son global moelleux et enveloppant, excellemment réparti entre les quatre instruments convient parfaitement aux oreilles les plus délicates comme aux dimensions de l’auditorium. Les audiophiles jubilent : ASURA distille une potion magique transformant le son en leçon.
La guitare se veut minimaliste. Des accords de deux ou trois notes suggèrent des harmonies très ouvertes et élargissent le champ des possibles. S’il le faut des arpèges lèvent toute ambiguïté. Martin Arnoux se fond dans un véritable groupe, il ne se met en avant que pour prendre un chorus contenu et calibré. Les mélodies semblent si naturelles, les rythmes si parfaitement imbriqués dans les moindres détails, comme l’accentuation et les variations d’intensité, qu’un sentiment d’aisance et de liberté nous gagne. Une envie de folâtrer dans cet univers gracieux, de lever les yeux quand un trait de lumière traverse le ciel. La plénitude nous envahit lorsque les sonorités se mêlent et expriment le parfait accord entre les quatre instruments.
Le saxophone soprano est au centre de l’attention, même s’il n’est pas le seul à exposer les thèmes. Pierre Thiot exploite à merveille les richesses modales, son jeu lumineux rappelle celui d’illustres prédécesseurs, John Coltrane, Dave Liebman ou Michael Brecker, il les a probablement tous pratiqués assidûment. Il déroule son discours sans l’ombre d’une hésitation. On dresse l’oreille quand, à un moment donné, il tire de son instrument des sons improbables, pousse un cri d’oiseau ou souffle sans produire de note en se rapprochant du micro. Il amène ainsi l’auditeur à concevoir des possibilités d’expression étendues, à inclure dans sa perception les bruits les plus subtils.
Octave Potier manie sa contrebasse avec autorité. Sa palette est large, elle va des graves longs, profonds aux aigus véloces, du pizzicato léger aux sons d’archet appuyés. Lui aussi met sa puissance rythmique et sa justesse au service de chaque composition, même ses silences ont du sens. L’acoustique de l’auditorium lui permet de s’entendre parfaitement et lui donne des ailes.
La batterie effectue un travail d’orfèvre. On admire les mises en place au cordeau, la finesse de la frappe de Simon Jodlowski, son dosage subtil, son inventivité, la grande précision avec laquelle il souligne les structures et les contours de la mélodie, sa fermeté aussi. Son swing n’est jamais absent, même si le découpage est globalement plus binaire que ternaire.
Outre le son et les lumières, tous les détails prétendument accessoires –le positionnement sur la scène, le costume soigné, le temps de parole optimisé– ont été soigneusement réfléchis afin qu’un véritable spectacle s’offre à nous. Par chance, un vidéaste, Nicolas Girardi, par ailleurs excellent batteur et remarquable musicien, a réalisé une captation du concert et en offre un extrait, disponible sur YouTube, qui a déjà été vu 112 fois en 3 jours. Jugez-en par vous-même ( https://www.youtube.com/watch?v=4iLQMvtrZkQ )
Avec modestie, Martin présente ses compositions comme étant collectives. Certes, l’improvisation de ses compagnons les fait vivre et les enrichit mais l’idée, l’impulsion, la coordination et sans doute le souci de rigueur viennent de lui. La formidable cohésion de ces quatre individualités, leur adhésion à ce projet commun démontrent la capacité du fondateur à fédérer, à organiser, à séduire. Même des auditeurs qui, avant d’entrer, se disaient « généralement allergiques au jazz » vont ressortir du concert des étoiles plein les yeux. Félicitons le Pôle Evasion pour son accueil chaleureux, son implication totale et sa politique culturelle d’ouverture. Soutenons ces artistes qui savent toucher le cœur d’un public de néophytes et d’initiés et souhaitons une longue vie à ASURA.