Kurt Rosenwinkel Trio
Angels Around
Par Ivan Cormier
Finalisé dès février mais sorti officiellement le 8-5-2020, ce nouvel album de Kurt Rosenwinkel, guitariste iconique au son typique mi-jazz, mi-rock, déjoue encore une fois les pronostics. Sa vision panoramique englobe Monk, Parker ou Coltrane, dont il ne manque pas de rappeler ouvertement certains des traits stylistiques. Il exploite aussi de façon discrète et inattendue les nuances possibles de jeu, de la rage à la douceur, imprégnant ainsi d’un supra-rythme son discours cadencé. Son génie, par définition, s’affranchit des attentes. S’il use de riffs ou de clichés accrocheurs comme dans l’introduction de Simple #2, c’est pour mieux faire ressortir d’une part les harmonies qui forment le coeur du morceau et d’autre part les chorus –d’abord raisonnables, puis de plus en plus échevelés, dérapant vers le jeu « out ». Car Kurt affectionne plutôt les longues phrases qui enjambent plusieurs mesures, des phrases d’une complexité et d’une richesse qui sont sa marque de fabrique. Son extraordinaire sens de la mélodie captive. Sa créativité est admirée, son jeu imité, mais la plupart de ses émules passeront des mois à percer le mystère pour produire quelque chose de ressemblant qui n’aura probablement pas le charme de l’original.
Premier titre : Ugly Beauty. Kurt choisit un standard un tantinet réharmonisé, surtout restructuré autour d’une pédale qui met en avant l’accord principal, celui qui va définir la tonalité et permettre à l’auditeur de se repérer. Choix osé car le confort des certitudes n’était pas ce qui caractérisait Thélonious Monk, son compositeur, lui qui s’appliquait dans ses improvisations à déconstruire et à déséquilibrer les formes régulières qu’il venait d’installer. Autre choix iconoclaste, celui d’un rythme syncopé plus proche du tango ou de la habanera que du swing, une audace difficile à admettre pour un puriste, du moins dans un premier temps, car la rythmique crée une sorte de magnétisme qui nous enveloppe et finit par nous imprégner, tout comme le son de guitare enrichi par l’écho, la réverb et le delay tend à nous fasciner. Il suffit de comparer à l’original pour mesurer le chemin parcouru et comprendre que non, KR n’a pas dénaturé ce standard, il l’a juste ré-interprété à sa manière.
Dernière piste, Angels Around, titre emblématique de l’album. Le thème repose sur un motif rythmique (en 4/4 tempo medium) d’abord tranquillement égrené en solo par la contrebasse de Dario DEIDDA (très beau son, bien rond, plein de chaleur et de vigueur, l’harmonie est habilement suggérée dans la succession de notes seules) puis repris un poil plus nerveusement, à l’unisson avec la guitare, tandis que Gregory HUTCHINSON souligne le mouvement en écrasant bien chaque temps, fouettant le troisième par un coup de baguette sur la caisse claire. Imaginez trois randonneurs synchronisant leur marche sur un sentier de moyenne montagne qu’ils gravissent d’un pas décidé, à grandes enjambées, de façon à arriver rapidement au sommet, y faire une petite pause pour admirer le ciel et la vue dégagée sur le paysage alentour avant de redescendre à grands pas. La progression harmonique régulière conserve la pulsation aussi longtemps que dure l’ascension, et l’on sent parfaitement le désir de Kurt d’aller chercher le Graal sur cette 21e touche (hors harmoniques, la note la plus haute qu’on puisse atteindre sur le manche de la guitare) à la façon dont il l’étire, la lâche un instant pour y revenir, histoire de savourer l’extase du sommet. La conclusion sur trois accords parfaits majeurs (presque une incongruité) symbolise évidemment la satisfaction.
Nous aussi, nous adorons flirter avec ces anges qui nous entourent le temps que dure l’écoute (6 minutes pour ce titre). La façon dont la mélodie nous tient en haleine, surfant sur cette rythmique appuyée, profitant de l’itération pour introduire des variations progressives, décocher des traits fulgurants, des flèches qui transpercent, des pavés qui roulent jusqu’à leur point de chute, la manière dont une composition au départ simple se complexifie, joue de la symétrie, de l’asymétrie, se déroule jusqu’à atteindre son aboutissement logique est tout simplement « bluffante ». Qu’ils aiment sa musique ou pas, tous les grands musiciens du monde sauront reconnaître un des leurs, un artiste dynamique qui allie rigueur et liberté pour aller plus loin.
Retour aux sources avec Ease it, un blues d’inspiration parkérienne, assez rapide. Le thème est joué à l’unisson avec la basse sur un tempo entraînant, souligné par une walking bass implacable et le jeu plus sautillant de la caisse claire. Quant à l’improvisation, tantôt bop, tantôt legato entre le Coltrane des années 1958-60 avec Miles Davis et la fluidité d’un Allan Holdsworth de 1980-90, elle renforce le sentiment d’une continuité. Savoir d’où l’on vient est une nécessité pour bien calculer où l’on veut aller, et si l’on veut y emmener un public non averti, puiser dans une culture commune la plus large possible est un bon moyen d’y parvenir. Bien guidés, les auditeurs lambda gagneront en expérience et — qui sait ? — peut-être pourront-il#s se rallier à la communauté des randonneurs et projeter d’autres expéditions. Cet exercice de style stimule aussi les artistes : le blues, passage presque obligé, offre toujours à de bons musiciens une occasion de s’échapper d’un cadre restreint.
Harmoniquement riche, bien contrasté, Self Portrait in Three Colors donne une idée de la tranquillité qui convient à la recherche et la méditation. La paix intérieure se lit dans le tempo mais aussi dans la résolution des tensions, car même lorsqu’il est volubile, le discours laisse anticiper un retour à la sagesse et à la sérénité. Je repense à Monk, si vous aimez Round Midnight, vous ressentirez la même volupté dans les séquences d’accords et dans le mouvement global de cette pièce tricolore. Peut-être ce chef-d’oeuvre continue-t-il d’inspirer des compositeurs d’aujourd’hui… consciente ou pas, cette possible filiation n’est pas pour nous déplaire. En tout cas, Kurt convainc par son assimilation des traits distinctifs de grands improvisateurs auxquels il ajoute les siens.
Pour avoir écouté Kurt jouant Inner Urge avec diverses autres formations, je le soupçonne d’avoir une affection particulière pour l’immense saxophoniste Joe Henderson. Ayant encore en tête l’enregitrement original en 5tet sur l’album In and Out de chez Blue Note, je trouve cette nouvelle version de Punjab, thème assez compliqué, plus que rafraîchissante : elle est lumineuse, intelligente, sensuelle, pour tout dire magistrale. Pour n’importe quel guitariste jouant en trio, bien faire entendre les harmonies tout en développant une mélodie est un défi permanent. Ici le pari est magnifiquement gagné grâce à l’introduction de doubles notes dans la mélodie et d’accords très brefs glissés dans les interstices. C’est dense mais lisible.
Time Remembered commence par une introduction sur une pédale de si à la contrebasse puis prend des accents de bossa-nova, version musclée et électrifiée, pour au fil du morceau nous réserver d’autres surprises. Le son ample est digne d’un film à grand spectacle. Rien à voir avec la version de Bill Evans. Traité de façon mélodique, très ouverte, le thème exploite toute la richesse des nombreux accords et des modulations pour revenir sur une dominante ultra-simplifiée qui résonne dans nos tripes. Encore une réussite.
Batteur sobre, Gregory “Hutch” Hutchinson n’en est pas moins théâtral dans l’éclairage qu’il donne à chaque morceau. Il avait jadis, dans les années 90, collaboré avec Kurt sur la scène new-yorkaise. Qualifié de « pur génie » par Dianne Reeves, il a accompagné de grands noms tels que Betty Carter, Wynton Marsalis, John Scofield, Roy Hargrove, Charles Lloyd, Diana Krall, Harry Connick Jr, Joshua Redman, Christian McBride, des big bands. Il ambitionne depuis toujours de jouer de la batterie de façon chantante et dansante.
Du groove en binaire comme en ternaire, des traits lyriques dans des mélodies, un son très travaillé, Dario Deidda impressionne. Ce contrebassiste italien n’a enregistré que deux albums en tant que leader mais est présent sur une soixantaine d’autres. La place qu’il occupe dans cet enregistrement est capitale.
Bref, pour ceux et celles qui veulent se confronter à un jazz contemporain audible d’une qualité exceptionnelle, ce disque en trio est indispensable, Evitez toutefois de l’écouter tout en faisant de l’exercice physique ou des tâches ménagères, il réclame une attention de chaque instant pour se révéler dans sa splendeur.
Heartcore Records 0634457008564