par Philippe Desmond, photos Christine Sardaine

Rocher de Palmer, Cenon le jeudi 13 février 2020.

En 1975, j’ai 20 ans, depuis déjà longtemps j’écoute de la pop, du rock mais le jazz m’est un peu étranger en dehors du seul disque présent à la maison, un best of de Sidney Bechet et le Miles Davis des 60’s entendu chez mon oncle. Pas d’internet, FIP depuis un an, s’appelant FIB à Bordeaux, mais surtout Rock & Folk – et aussi Best – qui nous parle de ce nouveau courant qu’est le Jazz Rock. La passerelle est lancée sur laquelle je ferai maints allers-retours toute ma vie.

Je découvre ainsi Return to Forever, Weather Report, le Mahavishnu Orchestra, Larry Coryell & Eleventh House, Herbie Hancock et ses Headhunters, Miles Davis bien sûr dans ses nouveaux costumes à paillettes. J’avais évidemment déjà écouté des groupes de rock flirtant avec le jazz, comme Soft Machine et Frank Zappa. Le nom de Jean-Luc Ponty ne m’est donc pas inconnu, un Français en plus au milieu de tous ces anglo-saxons. Et c’est dans les colonnes du magazine que je découvre l’existence de l’album solo « Upon the Wings of Music» du violoniste, que j’achète le 22 août 1975 ; je l’avais noté sur la pochette du vinyle que j’ai encore. J’ai aussi toujours la plupart des suivants dont je pisterai avec impatience la sortie. Les « Atlantic Years » californiennes – 12 albums en 10 ans ! – dont la célébration nous vaut ce soir la venue du Maître violoniste au Rocher de Palmer. Le 26 mai 1977 (j’ai toujours le billet, oui c’est une manie) j’assistais porte de Pantin au concert de Larry Coryell et Jean-Luc Ponty. Ce dernier avait déjà eu le temps de faire trois autres albums et je vivais un rêve de les lui voir jouer sur la scène du Pavillon de Paris.

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Me voilà donc ce soir rajeuni de 43 ans. Certes entre temps on s’est un peu perdus de vue, surtout lui, ne nous revoyant que récemment par deux fois en trio acoustique avec Bireli Lagrene et, Stanley Clarke à Seignosse, Kyle Eastwood à Saint-Emilion où j’avais même eu le privilège de l’interviewer (lien en fin d’article). Mais pour les années électriques il aura fallu attendre qu’il ait … 77 ans.

Assez parlé de moi, je vous sens impatients,  mais j’aime bien replacer les choses dans leur contexte émotionnel et, vu mon âge, presque historique.

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Ce soir au Rocher de Palmer Jean-Luc Ponty joue avec Jean-Marie Ecay (guitare), William Lecomte (claviers), Damien Schmitt (batterie) et Guy Nsangué Akwa (basse). Ce dernier, que je découvre, joue avec lui depuis près d’une trentaine d’années, les autres me sont plus familiers. William vient de temps en temps jouer à Bordeaux sur ses propres projets ou accompagner les chanteuses Sophie Bourgeois et Carole Simon, quant à Jean-Marie, le surfer basque, régulièrement dans l’équipe de Billy Cobham, c’était en 2019 le parrain de notre tremplin Action Jazz, ici même. Damien Schmitt on peut, entre autres, le voir et l’entendre tous les soirs dans « N’oubliez pas les paroles » prouvant que l’éclectisme en musique est possible ! Quel batteur !

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Le concert commence naturellement par « Overture » enchaîné par « The Trans-Love Express » tirés du chef d’oeuvre de cette époque électrique de Jean-Luc Ponty, l’album « Enigmatic Ocean » de 1977. On retrouve instantanément le son Ponty, le phrasé reconnaissable entre mille et au service de mélodies tellement musicales et jouées avec virtuosité. Tiens, le violoniste est revenu à un instrument plus conventionnel, du moins en apparence.

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Jean-Luc Ponty en nous remerciant nous apprend que c’est seulement son premier concert à Bordeaux ou sa métropole. Pourtant certains évoquent aujourd’hui un concert au théâtre Français en 1972 et un autre à l’Alhambra à cette même époque. Si quelqu’un a des infos…

La rythmique est fabuleuse, Damien Schmitt domine avec punch son très conséquent set de batterie, et Guy s’installe avec maîtrise dans son rôle fondamental à cette musique. Cette rythmique va être monstrueuse tout le long de ce concert, capable aussi de la finesse nécessaire à certains titres.

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Voilà « Imaginary Voyage »,ses nappes de synthé, sa mélodie solennelle et ses fulgurances. Il y a quarante ans le poste claviers était énorme avec des machines expérimentales, les Prophet, Clavinet, Oberheim, c’était de véritables prouesses techniques sur scène. Désormais, comme m’explique William Lecomte, il suffit de charger sur son PC un programme Oberheim et le raccorder au synthé pour en obtenir le son caractéristique originel, ce qu’il a fait. William va comme les autres ce soir, s’en donner à cœur joie avec ses touches numériques.

« Cosmic Messenger », « Struggle… » le concert va se dérouler comme dans un rêve avec un Jean-Marie Ecay inspiré et pas avare de solos, souvent en parfait unisson avec le violon sur des tempi pourtant insensés. En grande forme notre jazz rocker à la longue crinière. Le public nombreux, et ça fait plaisir, se régale et le fait sentir, notamment sur un énorme solo de batterie de dix minutes où Damien Schmitt se lâche complètement . Le calme reviendra avec « Kingdom of Peace » pour un sensible duo violon clavier, Jean-Luc Ponty nous offrant la pureté de son jeu sur un délicat tapis de synthé. Mais que c’est beau ! Mais après l’emblématique « Mirage » ça repart de plus belle avec « Jig », la danse irlandaise prenant vite une couleur latino sous les doigts de William Lecomte et même caribéenne par le groove énorme de Guy Nsangué Akwa.

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Sur scène Jean-Luc Ponty dirige le tout avec son élégance, laissant la place aux autres, les mettant en valeur, leur souriant. La grande classe à tous points de vue. Les ovations finales méritées récompenseront ces cinq remarquables musiciens qui ont fait resurgir du passé cette musique pas du tout datée, certainement pas facile à jouer et désormais intemporelle.

Quant à moi j’ai à nouveau 20 ans, l’impression que rien ne s’est passé entre temps. Il m’aura peut-être manqué « Renaissance » et l’extravagant solo de basse de Ralph Armstrong dans « Struggle… » mais finalement ils sont peut-être mieux au creux de ma mémoire ou au fond des sillons de mes vieux vinyles.

Une soirée merveilleuse de l’avis de tous.

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Bonus :

Une interview pour Action Jazz  étant envisagée si le timing le permettait, nous avons pu assister aux balances dans l’après-midi. Quand on a vécu ce concert bourré d’énergie, il est encore plus étonnant de voir comment cela s’est passé un peu plus tôt. Sans précipitation, dans un calme tirant vers le zen, tout se mettant en place avec précision et méticulosité. Jean-Luc Ponty est dans la salle, écoute chaque instrument, donne son avis de sa voix posée, et toujours ouvert à d’autres propositions. C’est un être d’une élégance et d’une prévenance remarquables, loin de l’image capricieuse de certaines stars.

Jean-Marie Ecay et William Lecomte, en consultant mes albums d’époque, me confient qu’adolescents ils écoutaient Jean-Luc Ponty , et maintenant ils jouent pour lui.

Après les réglages par instruments, ils se retrouvent sur scène sans aucune partition pour répéter et peaufiner quelques bouts de titres, c’est cool, fluide. Mais le temps est passé très vite et les musiciens doivent aller dîner. Jean-Luc préfère placer l’interview après le concert.

Quant celui-ci sera terminé et qu’il aura échangé aimablement en bas de la scène avec quelques-uns, il m’avouera qu’il souhaite s’abstenir, la fatigue est là, et j’ai trop de respect pour insister. Ca ne l’empêchera pas de bavarder quand je lui présenterai mes albums vintages qu’il me proposera spontanément de dédicacer, ce qu’il fera en prenant son temps.

Quand je lui rappellerai qu’en 1975 le jazz rock dont il était un des tenants était critiqué par les « puristes » il me répondra en souriant « Oh que oui, on m’avait déjà traité de fou quand j’étais allé chez Zappa qui pourtant est maintenant reconnu dans le milieu du jazz. Mais voyez, j’ai bien fait de ne pas les écouter non ? ». Je lui parle de la sérénité des balances, « c’est nécessaire, il faut garder l’énergie pour le concert, vous avez vu ! ». Et oui, ce svelte et exceptionnel musicien est déjà dans sa soixante-dix-huitième année… Anecdote finale, révélatrice de la prévenance du personnage, pour notre photo ensemble il a demandé à notre photographe de la refaire car il pensait avoir bougé…

Répertoire (à peu de titres près)

Ouverture

Trans-Love Express

Imaginary Voyage

Cosmic Messenger

Modern Times Blues

Struggle of the Turtle to the Sea

In the Kingdom of Peace

Mirage

Jig

The Gardens of Babylon

Enigmatic Ocean

rappel

Lien :

Interview de Jean-Luc Ponty lors de son passage au festival de Saint-Emilion en 2017 en trio avec Biréli Lagrène et Kyle Eastwood : https://blog.lagazettebleuedactionjazz.fr/jean-luc-ponty-linclassable/

Carte AJ