Soirée «Ladies» : Rhoda et Dee Dee

par Annie Robert, photos Laurent Sabathé

Chapiteau de Marciac 1er août

La parité dans le jazz, (comme dans d’autres types de musique d’ailleurs, ou d’autres domaines artistiques) est loin, loin d’être atteinte. Les femmes dans le jazz sont traditionnellement des chanteuses, ( des birds) un rôle qui leur permet d’être écartées comme des artistes qui ne sont pas fondamentales au jazz en tant que art «sérieux». Peu d’instrumentistes féminines, de compositrices, d’arrangeuses ou de chefs d’orchestre, sont devenues partie intégrante de l’histoire de la musique jazz. Elles furent peu nombreuses, empêchées, parfois spoliées ou invisibilisées. ( voir le documentaire admirable nommé Women in a band) .

Et à Marciac,une douzaine de femmes sur scène en tout et pour tout jusqu’à présent sur une soixantaine d’artistes et seulement trois en leader… ce n’est pas beaucoup mais c’est un petit peu mieux qu’autrefois… à ce qu’il paraît.
Aussi ce soir, ce sera tout pour les «Ladies»…histoire de montrer que le genre n’a pas grand chose à voir avec la qualité de la musique, que les choses avancent. Et puis comme elles ne sont pas sectaires «quelques gentlemen» aussi seront invités.

C’est Rhoda Scott avec son Lady Quartet qui ouvre le concert.
S
urnommée «The Barefoot Lady» (la dame aux pieds nus), la reine de l’orgue Hammond, est une légende vivante du jazz, une vraie, une amie musicale, qui a connu les plus grands. Elle a joué en effet avec Count Basie, Ella Fitzgerald ou Ray Charles pour ne citer qu’eux. Connue aussi pour avoir fait vivre le répertoire de la tradition africaine américaine, (gospels, standards, blues et autres) et pour avoir fait «groover» d’illustres représentants de la musique populaire (The Beatles) et de la tradition classique (Bach), elle est adorée en France où elle a connu et connait encore un franc succès.
Elle a développé sa propre technique de basses au pédalier qui lui permet de se passer de contrebassiste, et à 87 ans elle n’a rien perdu de son jeu physique ancré dans le swing, sa vélocité et son incroyable sens de la mélodie. Ses yeux s’éclairent de plaisir d’être là.
A ses cotés, trois de ses complices de 20 ans ( bel anniversaire!) Lisa Cat-Berro au sax alto pétillant, Sophie Alour au sax tenor incomparablement créatif et Julie Saury à la batterie métronomique et légère. Au programme de nouvelles compositions du quartet et trois grands chanteurs.
«Normalement, remarque-t-elle, on voit plutôt des groupes masculins qui invitent une femme à venir chanter quelque chose devant. Pour nous, ça a été le contraire.» Une sorte de parité inversée qui l’amuse et qui va ravir le public.
Le concert est construit autour de compositions instrumentales (une pour chaque musicienne) et de standards qui rendent hommage aux femmes,chantés tour à tour par David Linx, Hugh Coltman et Emmanuel Pi Djo. Le mélange de styles est au cœur de cette belle rencontre qui mêle le jazz, le blues et la soul. Les trois chanteurs ont choisi des morceaux qui les représentent bien, la douceur un peu éraillée et émouvante pour Hugh Coltman, la vocalisation agile et poétique pour David Linx et la force afro soul pour Emmanuel Pi Djo et sa guitare. L’orgue Hammond se déchaîne, les sax accompagnent soulignent ou s’envolent, la batterie s’éclate.
Le chapiteau vibre et s’enthousiasme pour ses liens tissés entre les musiciennes, cette pétillance permanente dans le jeu de Rhoda Scott et la complicité des trois chanteurs. Les deux derniers morceaux avec les trois vocalistes réunis seront incandescents. Et le rappel sur le célèbre Happy de Pharrel Williams fera rendre les armes à tous les grincheux s’il y en avait… Un moment délicieux..Et plus que ça.

La soirée se poursuit avec la pétaradante Dee Dee Brigewater.
Son histoire à la fois personnelle et musicale regorge de projets, de rencontres et de récompenses. Et bien au-delà car Dee Dee est aussi une artiste engagée comme dans son rôle d’ambassadrice de bonne volonté à l’ONU. C’est une artiste militante, et tout cela nous allons vite nous en apercevoir dans ce concert nommé We Exist!
Une entrée tonitruante et colorée ( au sens litéral du terme) avec «People make the world round»
pose la tonalité du set. Voix puissante, chaude et gorgée de swing, présence magnétique mais ouverte, Dee Dee Bridgewater va payer avec joie son tribut aux grandes divas du jazz qui l’ont précédée. Elle revisite les classiques protestataires des plus grandes voix du jazz, elle nous les situe aussi dans leur contexte avec un français charmant et et un sacré sens de l’humour.
Dénonçant depuis longtemps, l’absence de reconnaissance des femmes dans le jazz, elle sera accompagnée, dans une
formation 100% féminine avec la pianiste Carmen Staff, absolument bluffante de talent énergique, de groove et de musicalité, la contrebassiste Rosa Brunello, délicate improvisatrice et Shirazette Tinnin dont l’énergie et le peps font merveille à la batterie.
Rien que des musiciennes de haut niveau auxquelles elle laisse des plages très larges d’impro solo qui se revèleront magnifiques
.
Ensemble, elles rendent hommage sans détours aux femmes et à l’activisme, au travers de titres emblématiques, témoins des combats.
Au programme : 
Danger zone (Percy Mayfield), Tryin’ times (Donny Hathaway & Leroy Hutson), interprétée par la regrettée Roberta Flack, Mississipi Goddamn (Nina Simone), I wish I knew how it would feel to be free (Billy Taylor), Throw it away et And it’s supposed to be love (en hommage à Abbey Lincoln qui lui a servi de modèle) Gotta serve somebody (Bob Dylan), Compared to what (Gene McDaniels) qui terminera le set.

«Le chant est un combat, ce sont mes armes» dit elle. Et elle en use avec une détermination solaire, Ça ne barguigne pas. Elle enchante, virevolte, feule comme une lionne mais elle sait aussi se montrer une interprète bouleversante et une improvisatrice redoutable. Caressante ou joviale, soyeuse ou canaille, sombre ou extraordinairement lumineuse, la voix explore tour à tour scat, bop et tradition mainstream.

Ces chansons de tristesse ou de troubles, de feux et de flammes lui vont comme un gant, elle les connait si bien qu’elle peut les faire siennes et les trois musiciennes qui l’accompagnent lui créent un écrin parfait. Elle sait esquiver l’écueil de la démonstration, de la copie conforme lui préférant la générosité de la transmission.
On est touché, ému, dansant. Le poing levé certes mais avec quel talent!!

En bref une soirée «filles» revendicative et réussie, émouvante et joyeuse !!