Rolando Luna et Constant Després

1 piano + 88 notes + 4 mains + 2 univers = de la belle musique

Par Vince / Photos : François Laroulandie

13 novembre 2026, Pin Galant Mérignac, festival L’Esprit du Piano https://espritdupiano.fr/

 

L’addition jazz et classique n’est pas une découverte récente, mais il faut reconnaitre que certaines alliances ont plus de classe que d’autres… et en voici une qui mérite le tableau d’honneur.

Rolando Luna est un des nombreux pianistes cubains qui ont fait de l’Europe leur principal terrain de jeu. Il est connu et reconnu pour sa virtuosité et son mélange unique de musique classique et de jazz aux influences caribéennes, évidemment.

Ancien membre du célèbre Buena Vista Social Club, et accompagnateur d’Omara Portuondo, ses collaborations avec Herbie Hancock et Ibrahim Maalouf démontrent son éclectisme.

Rolando a récemment formé un duo avec Constant Després, un jeune pianiste français talentueux. Né en 2006, Constant a été lauréat de plusieurs concours internationaux et qui s’est fait connaître dès son plus jeune âge, par sa participation à l’émission « Prodiges » sur France 2. Constant a grandi dans une famille de musiciens et il combine une maîtrise classique du piano assez impressionnante qu’il met au service d’autres genres musicaux, avec une belle ouverture d’esprit et de style.

Si l’origine de leur duo tient au hasard, leur « coup de foudre » est immédiat et le succès du mélange jazz et classique s’invite depuis sur toutes les scènes. De toute évidence le binôme fonctionne bien et conjugue le talent et la musicalité au carré : Jazz in Marciac 2024, Château Saint‑Jacques d’Albas à Laure‑Minervois, Lavaur, Piano au Pic dans les Pyrénées… l’attelage musical inédit est déjà aux sommets.

Cette soirée « L’esprit du piano » permet d’entendre une nouvelle fois le pianiste cubain en région bordelaise, d’une toute autre façon.

https://blog.lagazettebleuedactionjazz.fr/rolando-luna-trio-live-a-lesprit-du-piano/

C’est lui qui débute le set seul, par le célèbre « Alborada del Gracioso » de Ravel.

 

L’esprit du piano de ce soir est donc bien décidé à brouiller les pistes, d’emblée.

On l’attendait aux Caraïbes, il nous embarque au sud de Saint Jean de Luz… la soirée s’annonce facétieuse. Il insiste en interprétant une danse espagnole de Granados.

C’est certain, l’ambiance est « latina ». Et pour conclure cette intro en solo, le cubain interprète « trois danses argentines » de Alberto Ginastera, un triptyque tantôt vif et technique, tantôt mélodique et mélancolique.

Mais le voyage hispanique cesse au moment où il entame « Embraceable you », un des tubes de Gershwin, peut-être une façon de revenir à Ravel. L’interprétation de Rolando Luna est subtile, toute en nuances et en respirations, retenant les précieuses notes de cette délicate mélodie.

Les deux compositeurs qui s’estimaient se sont rencontrés la première fois en 1928. Gershwin demanda à Ravel s’il pourrait lui enseigner la composition. Considérant qu’il n’avait rien à lui apprendre, Ravel répondit : « Pourquoi seriez-vous un Ravel de seconde classe alors que vous pouvez devenir un Gershwin de première classe ? ».

Cela résonne un peu ainsi dans la salle du Pin Galant ; le surprenant Luna, l’américain (du sud) tenant en estime le jeune et talentueux français, Constant Després qui prend le relai sur la banquette. L’un et l’autre n’ont rien à s’enseigner, mais tout à partager.

Son touché classique contraste autant que la sobriété, presque timide de son jeu, mais le son, la vélocité, la netteté colorent différemment le Steinway. La rigueur classique de Constant répond aux mimiques du cubain et cette dissemblance apporte alors toute la saveur à ce cocktail, une sorte de sucré-salé musical qui régale les papilles auditives.

Rolando Luna fait son retour pour interpréter Chopin « à la sauce cubaine » puis, restant toujours en Amérique latine, il interprète « How insensitive » de Jobim qu’il anime avec lyrisme dans les aigus, qu’il fait ensuite swinguer en arpèges pus vifs pour revenir à un jeu susurré jusqu’à la dernière note qui s’évanouit dans le silence de la salle.

Le plaisir de l’antithèse est une des marques de fabrique du pianiste cubain et le voici lancé dans un medley des plus inattendus. Sur un tempo salsa, il fait la citation de la « Cumparcita », puis réinvente « la Marseillaise ». Hasard ou pas, elle résonne de façon très particulière, 10 ans jour pour jour après les événements du Bataclan (entre autres). Le public ne sait d’ailleurs pas comment réagir à ce refrain qui est un classique chez Rolando ; il fait le coup à chaque fois ! Puis sonne « l’heure du coq et de la pendule » et de « Tu verras » puis (O que sera) de Claude Nougaro, le pygmée occitan à l’âme brésilienne. Du coup, il enchaine avec « Birembau » ou « Bidonville ». C‘est tout vu ! Rolando peut tout jouer ; c’est banal de dire qu’il est pétri de talent, dans le minimal comme dans l’exagération, chaque note est d’une grande classe.

Ce medley nougaresque franco-brésilien est peut-être un autre clin d’œil, plus joyeux celui-là, à l’année du brésil en France ?

Avant le retour de Constant Després, il nous gâte avec une de ses morceaux préférés, la célébrissime « Méditation de Thaïs », expliquant en espagnol qu’il trouve cet opéra incroyable… du moins ce que j’ai pu en comprendre en ayant fait allemand LV2 !

Il prend des libertés avec la partition originale mais l’émotion est bien au rendez-vous.

Les voilà tous les deux au piano et ils entonnent à quatre mains le fameux concerto de Aranjuez qui est aussi l’intro de « Spain », le célébrissime thème composé en 1971 par le très chic Corea, Armando de son prénom.

Ce précurseur de la « fusion » avait déjà amalgamé jazz et classique il y a un demi-siècle, prouvant si c’est encore nécessaire que le mariage des deux n’est pas d’hier et qu’il se réinvente à l’envie.

Célébrant en quelques sortes les noces d’or de ce titre de la plus belle des manières le classique Després et le jazzeux Luna finissent le récital l’un avec l’autre. Despres débute en solo mais Rolando reste à ses côtés puis prend le relai tel un coureur poursuivant la trace faite par son coéquipier ; Rolando met plus de rythme et de fioritures à un pièce originale composée pour Constant par un certain Christian… désolé le nom de famille m’a échappé !

C’est alors Piazzola, avec « Oblivion » puis « Libertango » que les deux virtuoses honorent. Constant joue le thème sur un mélodica, donnant ainsi plus encore de justesse au paysage sonore, comme s’il s’agissait d’un bandonéon.

https://www.youtube.com/watch?v=R81oueaMBs8&list=RDR81oueaMBs8&start_radio=1

Avec une citation des « moulins de mon cœur » de Michel Legrand au passage, Rolando nous régale. La musique, si belle, si classique soit-elle, peut aussi donner du plaisir et de l’émotion par de l’espièglerie, de l’inventivité, du non conventionnel ; le jazz et le classique souffrant trop souvent de cette image élitiste et technique sont ce soir démocratisés. Quel bonheur, quel partage, quel bel exemple de vivre ensemble.

« Libertango » à quatre mains version Luna-Després, c’est Rolando qui débute à droite, dans les aigus puis, ils s’échangent le pupitre et Constant qui termine le morceau en jouant le thème. Son touché classique bousculé par la note bleue qui le démange, il finit l’improvisation et une certaine euphorie rythmique.

Un coup à gauche, une fois à droite, l’alternance, peut avoir du bon, surtout lorsqu’elle s’illustre sur un piano.

Le « Blue Rondo à la Turk » du Brubeck quartet clôture le concert. Dans les graves, Constant Després tient la barraque rythmique et Rolando Luna fait des pirouettes dans les notes perchées. L’arrangement du duo nous éclabousse avec un pont inédit qui donne un autre relief à ce standard presque trop interprété. Le voilà ainsi, revisité, réinventé, j’oserais dire « déringardisé », et c’est littéralement à bout de souffle que les deux pianistes finissent leur récital sur ce titre endiablé par leurs soins.

Au-delà de la performance, c’est le choix, le rythme et l’alchimique fusion de deux univers qui donne tout le charme au duo Luna-Després. Loin des « collabs » marketés de l’univers musical, cette collaboration-là est à voir, à revoir, à écouter, tant l’équation sonne comme parfaitement équilibrée.

Set list (presque complète) :

1 Alborada del Gracioso, Maurice Ravel

2 Danse espagnole, Enrique Granados

3 Tres Danzas argentinas, Alberto Ginastera

4 Embraceable you, George Gershwin

5 Improvisation : Frédéric Chopin à la sauce cubaine

6 How insensitive, Antonio Carlos Jobim

7 Coloreando, medley La Cumparsita, La Marseillaise, Le coq et la pendule, Birembau

8 Meditation de thais, Jules Massenet

9 Spain Chick Corea avec l’introduction du Concierto de Aranjuez

10 Pièce originale dédiée à Constant Després

11 Oblivion, Astor Piazzola

12 Libertango, Astor Piazzola

13 Blue Rondo à la turk, Dave Brubeck

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