Rencontre autour d’un piano avec Yonathan Avishai

par Philippe Desmond.

Bordeaux, samedi 24 février 2024

Il est 9h30 ce matin et je suis en train de prendre le petit déjeuner avec Yonathan Avishai. Non, pas en tête à tête, nous sommes une vingtaine (seulement) dans le cadre d’une rencontre organisée par l’association bordelaise «Autour d’un piano» https://www.helloasso.com/associations/autour-du-piano

Parmi toute ses activités, elle organise des concerts ou des rencontres-concerts comme aujourd’hui au centre d’Animation Saint-Pierre de Bordeaux. Lui même avec des musiciens bordealais et récemment le pianiste de jazz bordelais à la carrière bien lancée, Clément Simon ; https://lagazettebleuedactionjazz.fr/yonathan-avishai-quartet/

Aujourd’hui nous avons donc la chance de rencontrer le grand pianiste Yonathan Avishai qui a sa résidence dans la ville, même s’il est plus souvent ailleurs pour jouer et enseigner, notamment en Italie où il professe, à Sienne. Nous avions eu la chance en 2021 de l’interviewer pour la Gazette Bleue : https://lagazettebleuedactionjazz.fr/rencontre-avec-yonathan-avishai/

Café, viennoiseries, fruits pour nous accueillir avant ce qui n’est ni un concert, ni une masterclass nous dit Yonathan, entre les deux. Il va tout simplement nous délivrer ses secrets de musiciens, sa façon de travailler, d’aborder la musique, les musiques, classiques, jazz, autres.

Il ouvre la matinée avec une ballade nostalgique qui parle de la vie, celle qu’on filmait autrefois avec une « Super 8 », le titre de sa composition ; le piano, un beau Pleyel, assez ancien, résonne déjà de plaisir d’être en de si belles mains.

Mais très vite Yonathan va nous parler de lui, plus précisément sa façon d’approcher la musique, la création, l’enseignement. Né à Tel Aviv, il s’est très vite pris de passion pour la musique, celle-ci le mettant « hors de lui » au bon sens du terme, le faisant sautiller, chanter, danser. Des parents ouverts à la culture qui le font suivre partout dès trois ans, même des spectacles d’avant-garde où la musique est tordue, les danseurs sont à poil (sic). Il nous parle de sa mère qui aime quand il joue du swing, des standards mais pas des choses bizarres, répétitives, qui la mettent mal à l’aise : « C’est de votre faute, si vous m’aviez emmené à 3 ans voir des choses normales ! » lui réplique-t-il ! A 4-5 ans il commence le piano classique et vers 12-13 ans il s’ouvre à d’autres univers, le funk, le rock, le hip-hop. Le groove, le swing, tout ce qui balance l’attirant, il demande à suivre des cours particuliers de jazz, de musique Afro Américaine ; mais pas d’école ni de conservatoire pour lui.

Intermède musical, il va nous jouer un morceau qui n’existe pas encore à partir du lieu, de son humeur, de nous tous mais avec sincérité. Il n’emploie pas encore le mot improvisation trop vague pour lui nous dira-t-il plus tard. Puis il nous révèle que dans son enseignement, sa pédagogie il prône le plaisir, la passion ; très tôt il invite ses élèves à improviser, peu importe le résultat du moment que c’est sincère, expressif. C’est souvent assez bien nous dit-il. Il évoque aussi les petits enfants qui tapent sur le clavier et qui à leur façon improvisent aussi. Pour lui l’improvisation est supérieure au «jazz travaillé» le décalage est fascinant, il se passe quelque chose. Il pose les mains au hasard sur la clavier « en écoutant mais sans jugement » répète-t-il. Pour lui il y a improvisation dès qu’il n’y a pas de lecture de partition. Cela permet de garder un espace de jeu, vous ne travaillez pas, vous jouez. On oublie trop souvent la notion de plaisir quand on travaille.

Il joue du Bach maintenant ; délice pour nous tous, moment suspendu un samedi matin où le soleil pointe enfin ses rayons.

Jouer un morceau existant c’est plus dur, cela demande du travail pour qu’il devienne nôtre. Il ne suffit pas pour lui de bien jouer mais il faut entrer dans l’intimité de cette matière musicale. Pour cela il analyse chaque titre qu’il doit jouer, la lecture, la mise en place ; lentement il commence à le jouer ce qui lui laisse le temps de s’écouter ; il le chante pour vivre la pièce par la souffrance (plus dur de chanter pour lui que de taper sur les touches) ; il exagère, le tempo, le volume sonore, il façonne la matière pour mieux la maîtriser. Un vrai travail analytique. Et nous qui croyons que c’est si facile, la partition et en avant…

Tiens une mazurka de Chopin ; c’était du jazz déjà nous dit-il une mélodie et des motifs qui tournent, reviennent.

Il nous parle maintenant du grand amour de sa vie, le jazz. Une musique mais aussi une culture qui n’est pas la sienne, lui l’enfant de Tel Aviv. Comment je me l’approprie s’interroge t-il ? Une grande question qu’il se pose toujours. Ainsi il va puiser aux origines les plus profondes de cette musique, ça éclaire les choses. Il nous joue du ragtime. Le jazz des années 20 qu’on trouve décalé maintenant, c’était la house de l’époque, Louis Armstrong (son Dieu lui qui n’est pas pratiquant) c’était du rock, du punk.

Illustration avec le titre « When you’re smiling » de 1917, sa première version au son lointain et à la rythmique brutale, ses évolutions jusqu’à la version speedée de Louis Prima. Avant de jouer un standard comme ceci, il nous explique qu’il travaille son muscle émotionnel en écoutant des versions différentes, le tempo, la tonalité, la qualité du son, ce à quoi ça fait penser. Puis il le chante, le scande pour entrer en connexion ; il imagine les gens qui dansent ; toujours garder cette intention de faire danser. Il nous en joue différentes versions. Penser à la joie, les jeunes musiciens ont trop souvent tendance à jouer des choses complexes et sans joie sur leur visage ; ça manque de sourire !

Une belle leçon d’humilité qui montre que rien n’est facile rappelle-t-il mais où le plaisir doit être présent. On l’écouterait parler et jouer pendant des heures.

Un final surprenant va tous nous cueillir sur le coup de midi, un immense moment d ‘émotion quand Yonathan joue et chante « la Mélancolie » de Léo Ferré ; les larmes me viennent encore en écrivant ces lignes.

Merci Yonathan pour ce moment de partage, de transmission et d’intimité. Des samedis matin comme ça j’en veux chaque semaine.