« Elles » – Youn Sun Nah et Bojan Z au Rocher
par François Laroulandie, photos Philippe Marzat
Le Rocher de Palmer, mercredi 21 mai 2025.
Youn Sun Nah sur la scène 650 du Rocher de Palmer en duo chant, piano et claviers avec le pianiste Bojan Z, mercredi 21 mai 2025 : une soirée placée sous le signe de l’émotion.
Youn Sun Nah, née à Séoul et issue d’une famille de musiciens professionnels, s’est installée en France dans les années 90 pour développer sa carrière internationale. Elle est une figure incontournable du jazz vocal ; son éblouissante technique vocale, la tessiture étendue de son chant passant de l’alto à une voix de soprano colorature lui permet d’oser toutes les audaces, d’interpréter avec brio tous les répertoires, de jazz, de chanson ou de rock. C’est d’abord sur scène qu’elle est capable d’interpréter les émotions les plus fines et envoûter son public avec lequel elle développe une relation empreinte d’humilité.
Elle partage la scène avec Bojan Z, pianiste né à Belgrade installé en France en 1988 ; inspiré notamment par le jeu de Thelonious Monk, il a joué avec Henri Texier ou Michel Portal, manie avec fougue le piano et le Fender Rhodes dont il tire des sonorités exotiques, alterne ou jongle simultanément des deux, assis ou debout, transforme le couvercle de son piano en instrument de percussion puissant, sample ses rythmiques dans un style inventif. Il n’est pas ici seulement l’accompagnateur de Youn Sun Nah, mais bien son alter ego en virtuosité ; leur complicité artistique est évidente, ouvrant des espaces d’improvisations à chacun.
La chanteuse Youn Sun Nah poursuit sa longue tournée européenne avec le répertoire de son dernier album Elles sorti en 2024 et enregistré avec le pianiste Jon Cowherd ; un hommage sensible aux grandes voix de la chanson, féminines mais pas seulement, qui l’ont inspirée au long de son parcours artistique, qu’elles viennent de la chanson, du jazz ou du rock. Elles ce sont les voix, les chansons et leurs interprètes ; Nina Simone, Sarah Vaughan, Mahalia Jackson, Roberta Flack, Grace Jones, Grace Slick de Jefferson Airplane, Björk ; mais également Johnny Cash ou Tom Waits font partie de la palette chatoyante que nous offre Youn Sun Nah ce soir, qui transcende les époques et les frontières musicales.
Extinction de la salle : Youn Sun Nah et Bojan Z entrent en scène. Ici pas d’effets d’éclairages spectaculaires ou de fumée envahissante, mais la pureté d’une ambiance minimaliste, piano laqué noir et Fender Rhodes au centre. Ouverture du récital avec ‟Feeling goodˮ, titre interprété par Nina Simone en 1965 qui exprimait sa colère et frustration face aux injustices sociales. Youn nous accueille avec sa music box, sorte d’orgue limonaire miniature qui joue une carte perforée mue grâce à une petite manivelle ; chant tout en émotion contenue souligné par le solo aérien de Bojan au Fender, une interprétation délicate et puissante.
Enchaînement avec le frémissant ‟Cocoonˮ de Björk ; le piano nous emporte dans le flot d’une rivière de notes, graves et aigues, rapides tempétueux suivis de calmes ; chant comme une plainte exhumée de l’intérieur.
‟I’ve seen that face beforeˮ, adaptation par Grace Jones dans l’album Nightclubbing d’un titre de Astor Piazzola dans Libertango, piano syncopé, élégance du texte, mots en français « …tu cherches quoi ?, à rencontrer l’amour ?… » ; Youn se lance dans une séquence scat de contrebasse vocale époustouflante, s’envole vers des cimes de voix soprano s’épuisant dans un souffle final. Emotion et liberté.
Suit ‟Sometimes I feel like a motherless childˮ, un traditionnel spiritual, standard du gospel composé aux Etats-Unis avant l’abolition de l’esclavage interprété par une multitude d’artistes dont Mahalia Jackson dans une version mémorable. Le tempo est lent comme un blues ralenti, pesant comme le trop plein d’émotion à fleur de peau d’un chant envoûtant qui meurt dans une longue plainte soutenue.
Instant de recueillement maintenant avant que le duo ne se jette dans une course effrénée, ‟Asturiasˮ, piano et clavier en dissonances dans un jeu à deux mains, solo époustouflant de prouesses inventives, chant en apesanteur jouant entre sensualité et explosions vocales, Youn Sun Nah prend tous les risques, chant en inspiration, montées stupéfiantes de soprano, cris ; la musique au corps. L’alchimie est parfaite entre les deux artistes, le public exulte.
« Lorsque tu sais chanter du jazz, tu peux tout chanter » ; Youn Sun Nah fait sienne cette maxime en abordant avec autant de passion et de talent tous les styles. Timbre de voix profonde aux accents soul mise en valeur dans l’écrin du jeu subtil de Bojan dans “Baltimore Oriole”, compo de H. Carmichael et P.F. Webster chantée par Sheila Jordan; ambiance carrément boogie woogie sur ‟God’s gonna cut you downˮ, titre déjà interprété par Youn sur son album Immersion en 2019 ; émotion pure lorsqu’elle s’accompagne seule de sa music box ; rock psychédélique sur ‟White Rabbitˮ, titre chanté par Grace Slick de Jefferson Airplane en 1967 dans l’album Rurrealistic Pillow une interprétation magistrale en forte, puissance et souffle d’exception. Temps suspendu lorqu’elle nous offre un ‟My funny Valentineˮ au tempo retenu et voix comme une source claire ; florilège de prouesses vocales, scat dans un souffle, fulgurances d’émotion.
Six cent personnes debout pour un rappel enthousiaste. Piano et voix en connivence pour un ‟Just sometimesˮ, composition de Armando Manzanera interprétée par Norma Winstone, une complainte du manque et du souvenir ; interprétation d’une délicatesse infinie avec des « I miss you » au bord des larmes. Et pour finir en beauté Youn convoque la voix de Tom Waits en se pinçant le nez : ‟Jockey full of bourbonˮ, voix magnifique, parfois brisée, toujours sur le fil de l’émotion. Ovation d’une salle sous le charme.
Superbe moment de partage ce soir-là, dont celles et ceux qui n’auront pu y prendre part pourront toujours écouter un aperçu sur l’album Elles qui en reprend les principaux titres, mais qui ne remplacera pas la présence magnétique de Youn et les envolées à l’occasion improvisées de Bojan ; enchantement du live.