PIERRE DE BETHMANN. Piano solo : « Chaud-Froid » 

Octobre 2022. Paradis improvisé

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par Jean-Luc Dagut

On ne présente plus Pierre de Bethmann (« P2B »). Musicien de premier plan de la scène jazz française, primé à de multiples reprises, ayant enregistré pas moins de 22 albums en tant que leader, pour une bonne part en trio (Prysm, Essais…), mais aussi en quartet ou ensembles de plus grand format (Ilium, Medium ensemble…).

P2B nous a livrés en octobre 2022 un nouvel album en piano solo, enregistré au mois de janvier, sous le tout nouveau label « Paradis improvisé ». Intitulé « Chaud-Froid », celui-ci comprend neuf morceaux, de sa composition à l’exception du dernier, où intervient pour trois d’entre eux la chanteuse Cynthia Abraham.

Le titre de l’album, qui est aussi celui du premier morceau, « Chaud-Froid », résume sans doute la tonalité de ces compositions. Une alternance de sentiments contraires, inspirés du monde présent. L’auteur délivre lui-même ce message dans la lettre manuscrite figurant en page de garde. La couleur sombre se combine avec les improvisations brillantes.

La musique de Pierre de Bethmann n’est sans doute pas celle que l’on chante tous les matins en prenant sa douche… Ceux qui sont habitués à entendre un couplet succéder à un refrain se sentiront quelque peu décontenancés, et n’y trouveront ni l’un ni l’autre. Elle est bien plutôt une succession de surprises, de décrochages, de fulgurances. L’auditeur est toujours surpris. Pris par surprise. Dans l’impossibilité à la première écoute de prédire la suite.

Et peut-être était-ce aussi le cas du musicien qui se surprend lui-même en ouvrant des pistes, sans doute à certains moments en temps réel. « Arrêter, reprendre, poursuivre, creuser encore un peu plus, décider de finir… », écrit lui-même P2B dans la pochette de présentation. Choisir d’ouvrir tel tiroir, qu’il ne faudrait pas pourtant, mais dont la dissonance va nous transposer dans un univers inédit. Comme « l’enfant et les sortilèges », on ouvre des boîtes pour les surprises qu’elles nous réservent. La déconstruction des sentiers battus ouvre à la reconstruction de sentiers nouveaux, ou à la simple suggestion de leur possibilité.

Pour cet infatigable créateur, disciple de Martial Solal, l’invention compte plus que tout. « J’ai horreur de ce qui est figé », confiait-il dans une interview. Pas question de se laisser porter par des routines prévisibles, et des répétitions du même. « Ce maître des ruptures, comme le résumait fort bien un commentateur de Jazz Magazine, semble se méfier de tout ce qui peut ressembler à une autoroute, voire de tout ce qui est rectiligne. Il ondoie, contourne, bifurque. Il accueille le hasard et l’accident.»

Chantre de « l’éternel détour » (titre du deuxième morceau), P2B considère qu’oser est le maître mot. Il faut oser changer, affirme-t-il : « changer soi-même pour changer les autres. Changer les autres pour changer soi-même…»

La musique de P2B, comme celle de M. Solal et D. Humair, fait penser à la peinture. Plongés dans son impressionnisme, on y voit des figures géométriques se dessiner, des prismes, des cubes, des couleurs. Elle fait penser aussi aux mathématiques. Comme elles, dure au départ, elle demande sans doute d’être réentendue pour en accepter la forme et en saisir la beauté.

Dans ce nouveau CD, nous avons aimé en particulier les trois morceaux dans lesquels intervient la chanteuse Cynthia Abraham. Pour la grande beauté du chant, remarquablement pur, mais celle aussi du piano, dont la grille harmonique se stabilise autour du jeu à deux. Le septième morceau, intitulé « Vanités », est notre préféré. Sans doute parce qu’il nous ramène à des harmonies plus « classiques » et consonantes, que l’on savoure tout particulièrement après les moments tourmentés « à la Schönberg ». La fin très enlevée et joyeuse rappelle certains passages de piano solo de Keith Jarrett, ou le « Return to forever » de Chick Coréa avec Flora Purim. Après la tension, la résolution. Le chaud qui vient après le froid…